Les temps de transport : un déterminant discret mais décisif de l’accès aux soins en Auvergne-Rhône-Alpes

20 octobre 2025

Lorsque l’on parle d’accès aux soins, le débat se focalise souvent sur l’offre médicale : nombre de médecins, équipements hospitaliers, présence de spécialistes. Pourtant, un facteur bien plus concret contribue chaque jour à façonner l’expérience des patients : le temps nécessaire pour rejoindre un lieu de soins. En Auvergne-Rhône-Alpes, région vaste et géographiquement contrastée, ces temps de transport peuvent devenir un frein silencieux, mais bien réel, à la prise en charge médicale.

Avec près de 8 millions d’habitants répartis sur 12 départements, Auvergne-Rhône-Alpes alterne métropoles, zones périurbaines, campagnes, vallées isolées et massifs montagneux. Ce patchwork territorial se traduit par d’importantes variations des temps de trajet pour accéder à un médecin généraliste ou à un service d’urgences.

  • Selon l’Observatoire régional de la santé (ORS Auvergne-Rhône-Alpes, 2022), en zone urbaine dense, 80% des habitants sont à moins de 10 minutes en voiture d’un cabinet médical ou d’une maison de santé.
  • À l’inverse, dans certains territoires de moyenne montagne (Haute-Loire, nord Ardèche), plus de 20% de la population réside à plus de 20 minutes d’un médecin généraliste.
  • Dans le Cantal, la distance moyenne au service d’urgences le plus proche dépasse 30 km dans 26% des communes (source : Insee, 2023).
  • La Drôme et la Savoie connaissent aussi des écarts importants entre Bassin chambérien et Hautes vallées.

Entre accès ultra-rapide dans la métropole lyonnaise et trajets longs voire complexes dans les Hautes-Alpes ou le Livradois-Forez, l’inégalité des temps de transport ne se limite pas à l’opposition rural/urbain : elle épouse les nuances du relief, de la densité humaine et des dynamiques démographiques.

Si l’on discute souvent de “déserts médicaux” uniquement via le nombre de professionnels par habitant, plusieurs travaux montrent que le temps effectif de déplacement module fortement le recours aux soins.

  • Une étude menée par la DREES en 2021 établit que au-delà de 20 minutes de trajet, la fréquentation des cabinets médicaux diminue de 30% pour les consultations de prévention ou de suivi, tous âges confondus.
  • En Auvergne-Rhône-Alpes, 1 habitant sur 10 renonce déjà à des soins pour motifs de transport ou de distance, un chiffre qui grimpe à 1 sur 5 chez les personnes ayant des problèmes de mobilité (cf. rapport DREES, 2022).
  • L’accès aux spécialistes accentue le phénomène : certains secteurs du Cantal ou de la Lozère ont un seul ophtalmologiste à plus d’une heure de route.

Cet impact est encore plus net pour certaines populations : les personnes âgées, les ménages modestes (pour qui la voiture individuelle est en panne ou absente), les jeunes, et les personnes handicapées sont nettement plus affectés.

Le lien entre éloignement géographique et état de santé est confirmé par plusieurs études épidémiologiques (Fournier et al., Santé Publique 2017). Les conséquences ne se limitent pas à la simple gêne logistique :

  • Retard de diagnostic : Rendez-vous tardifs, examens différés, aggravation de pathologies faute de recours précoce.
  • Renoncement partiel ou total aux soins : En particulier pour des actes perçus comme “non urgents” (dépistages, suivi de grossesse, santé mentale…).
  • Non-adhésion thérapeutique : Pour les maladies chroniques (diabète, hypertension), l’impossibilité de consulter régulièrement aggrave le risque de complication.
  • Augmentation des passages par les urgences : En l’absence de médecin de proximité, certains patients attendent l’extrême urgence avant de se déplacer, chargeant inutilement des hôpitaux parfois lointains.

Les chiffres du secteur Cancérologie sont parlants. Selon l’Institut national du cancer (INCa, 2023), plus de 15% des patients d’Auvergne-Rhône-Alpes ayant un diagnostic oncologique résident à plus de 45 minutes d’un centre spécialisé. Cela pèse sur la rapidité d’accès à la radiothérapie ou à certains protocoles : les délais de prise en charge initiale sont statistiquement plus longs dans les zones à forts temps de transport.

Outre la distance linéaire, d’autres paramètres complexifient la question des temps de transport :

  • Le relief : Les zones de montagne n’offrent pas uniquement de la distance, mais aussi des routes tortueuses, des conditions hivernales sévères limitant la circulation, et des solutions de mobilité restreintes.
  • L’état du réseau routier et ferroviaire : Si les grandes villes bénéficient du TER ou du réseau routier national, nombre de territoires ruraux dépendent de voies secondaires, mal desservies voire impraticables certains jours.
  • L’offre en transport en commun : Les horaires souvent peu compatibles avec les besoins médicaux (absence de trains ou de bus tôt le matin ou en soirée), compliquent le respect des rendez-vous, notamment pour les personnes sans véhicule (personnes âgées, mineurs).
  • Le coût : Les familles précaires ou isolées signalent fréquemment l’impossibilité de faire face au coût cumulé du transport individuel, du parking et des pertes de revenus quand le trajet impose une demi-journée voire une journée d’absence (source Observatoire des Inégalités, 2023).

Ces facteurs créent des zones “blanches” où l’accès aux soins devient une question d’organisation familiale, de solidarité entre voisins, voire d’intervention des associations locales.

Un hameau du massif du Vercors, desservi l’hiver seulement par une route d’accès sinueuse, a vu une femme enceinte contrainte de reporter deux échographies du deuxième trimestre, faute de pouvoir mobiliser l’unique taxi médical du secteur, immobilisé par la neige. Ce cas n’est pas isolé : dans les montagnes ardéchoises ou le plateau du Devès, les aléas climatiques rallongent parfois de plusieurs semaines l’accès à certains plateaux techniques, complexifiant le suivi des grossesses, la prise en charge des urgences, ou la planification d’interventions programmées.

Face à ce défi, la région Auvergne-Rhône-Alpes et de nombreux acteurs locaux déploient diverses solutions, avec plus ou moins de maturité.

Téléconsultation et télé-expertise : accélération sous contrainte

  • Pendant la pandémie de COVID-19, le nombre de téléconsultations a explosé. Aujourd’hui, la région se situe au-dessus de la moyenne nationale : près de 13% des actes médicaux courants en 2023 ont été réalisés à distance en AURA (Assurance Maladie, février 2024).
  • Limite majeure : la fracture numérique reste profonde (15% de la population de certains “déserts” n’a pas accès au haut débit), et certaines consultations (examen clinique, imagerie…) ne peuvent être dématérialisées.

Développement des maisons de santé pluridisciplinaires (MSP) et cabinets avancés

  • Plus de 500 MSP sont désormais implantées en région (ARS AURA, 2023), avec une politique d’antenne mobile dans 40 d’entre elles pour couvrir les zones périphériques.
  • Effet positif : la part des habitants à plus de 20 min d’un généraliste baisse lentement dans les secteurs concernés, mais ces structures peinent à recruter hors bassins attractifs.

Transport sanitaire et aides à la mobilité

  • L’ARS expérimente depuis 2020 des “services de transport solidaire”, associant compagnons bénévoles et véhicules adaptés, particulièrement en Haute-Loire et dans l’Allier.
  • Dispositif “Mobilité-Santé 63” : dans le Puy-de-Dôme, il permet à certains patients sans solution de mobilité une prise en charge partielle de leurs déplacements médicaux.

Des alliances locales

  • Le Projet territorial de santé mentale (PTSM) de la Loire mise sur la coordination avec les collectivités et acteurs associatifs pour organiser navettes régulières vers les plateaux techniques.
  • Certains réseaux associatifs en Ardèche ou dans le Cantal proposent une entraide structurée pour l’accompagnement des personnes isolées à leurs rendez-vous médicaux.

Affiner les diagnostics territoriaux et intégrer systématiquement les temps de transport dans l’évaluation de l’accessibilité aux soins devient une exigence :

  1. Les schémas régionaux de santé récemment révisés (2023) intègrent désormais des “zones à temps de trajet élevé” – un levier d’orientation pour les dispositifs d’implantation médicale.
  2. Les dynamiques démographiques (vieillissement, réinstallation rurale, hausse du télétravail) appellent à revoir périodiquement l’offre médicale mais aussi l’infrastructure de mobilité et l’équipement numérique.
  3. De nouveaux outils exploitant la cartographie dynamique (SIG, données Open Data Insee/ARS) permettent un pilotage plus fin à l’échelle communale ou intercommunale.

La réduction des inégalités liées au temps de transport va demander :

  • Une action conjointe urbanisme, santé et mobilité – favorisant la mutualisation de services sur les bassins de vie plutôt que la concentration dans les grandes agglomérations.
  • Le maintien et la rénovation active de la desserte en transports collectifs à l’échelle départementale, via des partenariats innovants avec les collectivités et les opérateurs privés ou associatifs.
  • Un combat contre la fracture numérique, condition incontournable pour généraliser une e-santé inclusive.
  • L’intégration de l’avis des habitants des territoires concernés lors de l’élaboration des politiques publiques : la réalité du temps de trajet ne se mesure pas seulement en kilomètres, mais aussi en difficultés vécues.

Enfin, les expériences pilotes de véhicules médicaux itinérants (diabétobus, mammo-bus…), bien implantées dans le nord Isère ou la Haute-Loire, ouvrent de vraies pistes pour rapprocher certains soins spécialisés des patients, à condition d’un cahier des charges exigeant et d’un suivi d’impact régulier.

  • Etude ORS Auvergne-Rhône-Alpes, “Accès aux soins de premier recours : cartographie et dynamiques 2022”
  • DREES (2021), “Les distances d’accès aux soins en France métropolitaine : état des lieux”
  • INCa, “Atlas de la démographie médicale en cancérologie 2023”
  • Observatoire des Inégalités France, “Quels freins à l'accès aux soins dans les territoires ruraux ?” (2023)

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