Emploi précaire et santé en Auvergne-Rhône-Alpes : comprendre et mesurer des écarts encore sous-estimés

20 septembre 2025

La région Auvergne-Rhône-Alpes, forte de près de 8 millions d’habitants et caractérisée par un tissu économique dynamique, n’est pas épargnée par la précarité de l’emploi. Derrière des indicateurs de chômage relativement favorables (6,4 % en 2023 contre 7,5 % de moyenne nationale selon l’Insee), se cachent des réalités très contrastées : contrats courts (28 % des embauches en 2022 étaient des CDD de moins d’un mois selon la Direccte), intérim, temps partiel subi, mais aussi taux d’emploi peu qualifié dans certains bassins industriels traditionnellement fragiles.

La précarité de l’emploi touche de façon aiguë :

  • Les jeunes actifs, particulièrement entre 18 et 25 ans ; dans la région, le taux de chômage des moins de 25 ans frisait 17 % début 2024 (source Insee).
  • Les femmes, surreprésentées dans le temps partiel subi (28 % contre 8 % des hommes d’après l’Observatoire régional de la santé).
  • Les populations des quartiers prioritaires et des zones rurales : selon l’ORS Auvergne-Rhône-Alpes, la part des actifs en emploi précaire atteint localement 35 à 40 %, loin devant les centres urbains aisés.
La précarité de l'emploi dépasse donc le cadre du seul "travail instable" : elle structure des écarts sociaux et territoriaux durables, qui influencent directement l’état de santé des habitants.

L’impact de la précarité professionnelle sur la santé dépasse la simple présence ou absence d’un emploi. On observe plusieurs mécanismes majeurs :

  • Une exposition accrue aux conditions de travail pénibles : Les emplois précaires sont souvent plus exposés à la pénibilité physique (intérim, nettoyage, logistique), au travail en horaires décalés, au risque d’accidents ou à l’absence d’équipements de protection. L’enquête SUMER (Dares, 2021) souligne que 1 salarié intérimaire sur 2 rapporte une exposition à au moins 3 risques professionnels majeurs.
  • Une couverture sociale fragmentée : L’accès aux droits (mutuelle complémentaire, arrêts maladie indemnisés, suivi médical régulier) est freiné par des périodes de carence, des méconnaissances réglementaires ou des non-recours. En France, 1 personne en emploi discontinu sur 5 ne bénéficie pas d’une complémentaire santé (source : IRDES).
  • L’insécurité socio-économique comme facteur de stress chronique : Les incertitudes quant à la stabilité du revenu, à la capacité de « tenir » jusqu’au prochain contrat ou d’assumer certaines dépenses (logement, alimentation, soins), augmentent le risque d’anxiété et de troubles psychiques. Selon Santé Publique France, les personnes en emploi précaire déclarent deux fois plus de symptômes d’anxiété sévère que les travailleurs stables.
  • Des parcours de vie heurtés : Les interruptions de droits, cumulées à des déménagements contraints, multiplient les pertes de repères, l’isolement social et la désaffiliation.

Les dernières données publiées par l’Observatoire régional de la santé d’Auvergne-Rhône-Alpes donnent la mesure de la situation :

  • Dans les zones regroupant le plus fort taux d’emplois précaires, l’espérance de vie à 35 ans est inférieure de 4,2 ans chez les hommes et de 2,8 ans chez les femmes par rapport aux zones les plus favorisées.
  • Le taux de renoncement aux soins pour raisons financières y atteint jusqu’à 16 % chez les 25-45 ans, soit deux fois la moyenne régionale (ARS Auvergne-Rhône-Alpes).
  • Les déclarations de troubles musculo-squelettiques et de pathologies mentales (dépression, addictions) sont en hausse de 30 à 50 % dans ces bassins d’emploi fragiles.
Enfin, le Gradés (Groupement régional d’appui au développement de l’e-santé) note que les salariés en intérim consultent en médecine générale 2 fois moins que le reste de la population active : non pas parce qu’ils vont mieux, mais parce que leurs plannings et la peur de « perdre des missions » freinent l’accès aux soins.

L’Auvergne-Rhône-Alpes, qui combine de vastes territoires ruraux (Cantal, Haute-Loire, Allier…) et des métropoles urbaines, illustre l’effet « double peine ».

  • Dans les campagnes, l’emploi précaire se concentre dans les métiers de services à la personne, le bâtiment ou l’agriculture saisonnière. L’offre médicale s’y rétracte (1 généraliste pour 1 200 habitants dans certains cantons) et les services sociaux sont peu présents, accentuant l’isolement des plus précaires (source : Atlas régional des inégalités, 2023).
  • Dans les quartiers populaires urbains (comme le sud lyonnais, la périphérie grenobloise, certains secteurs de Saint-Étienne), le chômage de longue durée, les contrats précaires et la pauvreté se cumulent avec des conditions de logement souvent indignes et une promiscuité propice à l’émergence de maladies chroniques.
L’observatoire régional souligne que dans ces territoires, les décès prématurés évitables (avant 65 ans) sont 2 à 2,7 fois plus fréquents que dans les quartiers les plus aisés de la région.

L’amplification des écarts de santé provoqués par la précarité de l’emploi ne résulte pas uniquement d’un moindre accès aux soins. Plusieurs domaines sont affectés :

  • Alimentation : Les enquêtes de l’ORSAA relèvent une prévalence 45 % supérieure des carences nutritionnelles (fer, vitamine D, calcium) chez les personnes précaires, en lien avec l’alimentation contrainte par le budget, l’accès limité à des produits frais et la « malbouffe » bon marché.
  • Santé mentale et addictions : Consommation de tabac, d’alcool ou d’anxiolytiques largement plus fréquente. Près de 38 % des actifs précaires signalent avoir recours à une substance pour « tenir mentalement » (étude Baromètre santé 2022 de Santé Publique France).
  • Inégalités devant la prévention : Le recours aux dépistages (cancers, troubles cardiovasculaires) diminue à mesure que l’instabilité professionnelle grandit. L’INCa indique un taux de test de dépistage du cancer colorectal 1,6 fois inférieur chez les actifs précaires.
  • Maladies infectieuses et épidémies : La pandémie de Covid-19 l’a montré : les travailleurs fragilisés, exposés sans protections ou contraints de continuer à travailler malgré la maladie, ont été parmi les plus touchés (Santé Publique France).

Face à cette situation préoccupante, plusieurs initiatives locales et régionales tentent de réduire l’impact sanitaire de la précarité de l’emploi :

  • Des centres de santé gratuits, comme ceux ouverts à Lyon ou Saint-Étienne, qui proposent des consultations sans avance de frais et accompagnement social.
  • Des plateformes d’aller-vers en santé au travail, menées par certains groupements de prévention en santé, facilitent le repérage précoce et l’accès à des bilans de santé directement sur les lieux de travail précaires (chantiers, plateformes logistiques).
  • Le recours à la médiation santé emploi dans certains bassins industriels du Puy-de-Dôme, où des associations proposent un suivi médico-social intégré pour limiter les ruptures de parcours.
  • La participation d’employeurs responsables (notamment dans l’agroalimentaire ou l’économie sociale et solidaire), qui développent des dispositifs d’accès à une mutuelle, à la prévention et à la formation continue pour stabiliser les parcours.
Cependant, ces actions restent inégalement réparties et difficiles à pérenniser face à des politiques publiques parfois dispersées.

La nature multidimensionnelle des liens entre précarité de l’emploi et santé impose d’agir à plusieurs niveaux :

  1. Renforcer la prévention et le « droit à la santé au travail » en ciblant explicitement les travailleurs précaires lors des visites médicales, des campagnes de vaccination, des actions de sensibilisation au stress professionnel.
  2. Simplifier l’accès aux droits : réduire les délais de carence pour l’accès à la CMU/Complémentaire Santé Solidaire, multiplier les relais d’accompagnement dans les zones blanches.
  3. Agir sur les conditions de travail : meilleure reconnaissance des risques en intérim, adaptation des équipements et horaires pour limiter l’usure et l’absentéisme caché.
  4. Renforcer les diagnostics territoriaux partagés, associant collectivités, entreprises, CPAM, acteurs du social et habitants, afin de mieux cibler les actions et d’éviter de « mélanger » tous les profils précaires dans des dispositifs trop généralistes.
  5. Soutenir la participation des personnes concernées : intégrer plus systématiquement les salariés précaires dans le pilotage des actions, valoriser leur expérience et leur expertise du vécu.
Dans un contexte où les tensions sociales et économiques ne semblent pas devoir disparaître à court terme, faire reculer les inégalités de santé liées à la précarité de l’emploi est un enjeu collectif, qui interroge notre capacité à inventer de nouveaux modèles de solidarité régionale.

Lutter contre l’injustice sanitaire nécessite une vigilance accrue et un engagement renouvelé auprès de celles et ceux qu’une précarité professionnelle excessive expose à des pathologies prématurées et évitables. La mobilisation d’un réseau multi-acteurs, et l’attention portée à l’expérience du terrain, restent des leviers indispensables pour rapprocher enfin équité professionnelle et santé pour tous en Auvergne-Rhône-Alpes.

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